Le premier décembre 2023, nous avons eu l’honneur d’assister à la conférence du juge Andreas Zünd sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme du point de vue de sa méthodologie. Cette conférence a été organisée par le Centre de droit public de l’UNIL.
Pour rappel, la Cour européenne des droits de l’homme est une juridiction internationale créée à Strasbourg en 1959 par les Etats membres du Conseil de l’Europe, dans laquelle on retrouve un juge pour chacun des 47 Etats partis. Leur mandat est de neuf ans non renouvelable et il prend nécessairement fin lorsqu’ils atteignent la limite d’âge de 70 ans.
La mission de la Cour est simple : assurer le respect des obligations conventionnelles des Etats signataires de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle est donc la garante du respect des droits civils et politiques énoncés par la Convention. En conséquence, la compétence de la Cour comprend toutes les questions d’interprétation et d’application de la Convention et de ses Protocoles additionnels.
La Suisse a ratifié la Convention en 1974. L’impact de cette ratification est le suivant : les personnes physiques et morales peuvent introduire une requête devant la Cour contre la Suisse pour non-respect des droits reconnus dans la Convention ou dans les protocoles auxquels la Suisse a adhéré.
La Cour a été chargée de la protection des individus lors des différentes crises, ainsi que de l’évolution des pratiques et de la législation des Etats en fonction des évolutions de notre société. Elle est notamment amenée aujourd’hui à répondre à la crise climatique. En mars 2023, elle traitera de trois affaires climatiques dont une affaire qui concerne la Suisse. Des questions complexes vont être abordées, telles que la définition du statut de victime, le champ d’application territorial ou la notion d’imminence. Ces questions devront notamment être traitées par le juge Andreas Zünd.
Un invité d’honneur : portrait d’Andreas Zünd
Andreas Zünd est docteur en droit à l’Université de Berne. Il a été juge au Tribunal fédéral pendant presque 20 ans, puis il a été élu juge à la Cour européenne des droits de l’homme en 2021 en tant que successeur de la juge Helen Keller. Il s’agit du deuxième juge fédéral à être élu à cette fonction.
Des droits concrets et effectifs et non pas théoriques et illusoires
La Convention est destinée à garantir des droits concrets et effectifs et non des droits théoriques et illusoires. Cela se traduit dans la notion du « principe d’effectivité ».
L’article 6 de la Convention garantit des droits procéduraux, notamment un procès équitable, mais cette disposition ne dit néanmoins pas qu’il existe un droit d’accès au tribunal dans une procédure civile, ou du moins elle ne le dit pas explicitement.
Premièrement, dans l’affaire Golder c. Royaume-Uni (1975), le gouvernement britannique a souligné que les droits procéduraux de ce même article devaient être abordés lorsqu’il y a une affaire civile pendante devant un tribunal, mais que cet article ne garantissait toutefois pas l’accès à un tribunal. En effet, le texte ne parle pas directement d’accès au juge, toutefois la Cour a interprété l’article 6 en ce sens que les droits procéduraux prévus par cet article seraient dénués de toute valeur s’ils ne garantissaient pas aussi l’accès à un tribunal, car il faut qu’ils soient effectifs.
Deuxièmement, dans l’affaire Soering c. Royaume-Uni (1989), la Cour a estimé que les garanties devaient être interprétées d’une manière qui oriente les exigences concrètes et effectives. La responsabilité de l’Etat est engagée lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courait dans le pays de destination un risque réel d’être soumis à la torture ou à un traitement dégradent en cas d’exécution.
Enfin, dans l’affaire Airey c. Irlande (1979), la Cour a utilisé pour la première fois la formule suivante, rappelant l’effectivité de ces droits : « la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques et illusoires mais concrets et effectifs ». Cette affaire demeure révélatrice de l’effectivité des droits de la Convention. Juridiquement, Mme Airey aurait pu porter sa demande de séparation de corps devant les tribunaux, mais elle n’aurait pas pu supporter les frais d’avocat s’y afférant. Or, l’article 6 de la Convention prévoit la défense gratuite en cas d’indigence en matière pénale et non pas l’assistance judiciaire gratuite en matière civile. Toutefois, la Cour a estimé de manière substantielle que le droit d’accès à la justice n’est pas effectif si une personne dans le besoin doit supporter des frais qu’elle ne peut pas assumer.
En conséquence, ces différents arrêts nous permettent de constater le fort impact de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme afin d’assurer l’efficacité et l’effectivité des droits de la Convention.
Méthode d’interprétation et principe d’effectivité : la doctrine ‘living instrument’
Cette doctrine est sûrement la plus connue. La Convention est ainsi un instrument vivant sujet à interprétation, à la lumière des conditions de vie actuelle que l’on retrouve dans l’affaire Tyrer c. Royaume-Uni (1978).
Trois ans plus tôt, le Tribunal fédéral suisse soulignait que les droits de l’homme ont, par leur nature, un contenu constitutionnel. La Convention reprend et développe les dispositions que de nombreuses constitutions nationales contiennent dans la section qui est consacrée aux libertés. Ainsi, l’évolution des droits de l’homme mentionnée par le Tribunal fédéral correspond au concept d’instrument vivant avant même l’existence de cette notion.
On note donc un lien entre la doctrine de l’instrument vivant et le principe d’effectivité, qui réside dans le fait que dans les domaines où la société évolue, la Convention devrait perdre son effectivité si l’interprétation de cette Convention était statique et non sujette à interprétation.
L’évolution des conditions sociales en droit de la famille a un impact sur l’interprétation des notions de la vie privée ou de la vie familiale, comme pour le mariage homosexuel ou encore la gestation pour autrui. C’est un sujet que l’on retrouve dans un arrêt récent, Bébé c. Suisse du 22 novembre 2022 CEDH. Dans cet arrêt, la Cour souligne que la Suisse a violé le droit à la vie privée d’un enfant protégé par la Convention, car elle a refusé de reconnaître la paternité de deux hommes vivant en partenariat enregistré.
Le juge Zünd souligne malgré tout que la doctrine de l’instrument vivant comporte un problème méthodologique : il consiste à déterminer quelles sont les conditions sociales à un moment donné dans une Europe diversifiée. Le défi consiste à ne pas être en dessous des conditions sociales ni prendre position pour des considérations politiques ou morales de certains juges. Il faudrait trouver un consensus européen en prenant en considération les législations des différents Etat membres. Mais, selon lui, une approche statistique ne devrait pas être déterminante, car les droits des personnes en minorité dans leur situation concrète ne sont pas toujours pris en compte alors qu’il faut sauvegarder leurs droits humains.
La Cour accompagnera les développements avec discernement dans la perspective des droits de la Convention, elle ne décide pas plus que ce qui est nécessaire dans le cas concret.
Détermination de l’étendue de la marge d’appréciation de la Cour
La marge d’appréciation de la Cour est large, étroite ou très étroite, mais dans tous les cas, elle va de pair avec un contrôle européen. La marge d’appréciation est plus étroite lorsque des aspects élémentaires des droits de la personnalité sont en jeu, tandis qu’elle est large dans le domaine économique et encore plus large lorsqu’il n’y a pas de consensus au niveau européen. Cela concerne par exemple les questions relatives à l’avortement.
Le législateur et le juge disposent d’une grande marge de manœuvre quand n’est pas en cause une atteinte aux libertés, mais des obligations positives telles que la suppression des obstacles pour les personnes handicapées, ou lorsque des droits fondamentaux doivent être mis en balance tel qu’entre la protection de la personnalité qui se trouve à l’article 8 de la Convention et la liberté d’expression qui se trouve à l’article 10 de la Convention. La marge de manœuvre concernant la liberté d’expression varie : s’il s’agit de discours politique elle est étroite, s’il s’agit de discours commercial (publicité) elle est large.
Cette doctrine est liée à la subsidiarité, tout comme la marge d’appréciation, qui se situe dans le préambule de la Convention européenne des droits de l’homme depuis l’entrée en vigueur du quinzième protocole additionnel. Ce principe n’est pas nouveau, il est inhérent à la Convention et découle du principe de l’épuisement des voies de recours internes ou du droit à un recours interne que l’on retrouve à l’article 13 de la Convention.
La reconnaissance du principe de subsidiarité est mentionnée par la Cour pour la première fois en 1968 dans l’affaire relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique. Aujourd’hui, la Cour souligne que conformément au principe de subsidiarité, c’est en premier lieu aux parties contractantes qu’il incombe de faire garantir le respect des droits et libertés garanties par la Convention et ses protocoles. Le préambule du quinzième protocole additionnel a codifié cette jurisprudence.
Le principe de subsidiarité est également une nécessité, il n’est pas possible d’assumer la fonction d’une cour internationale de droits de l’homme si les tribunaux des Etats membres n’assumaient pas en premier lieu la mise en œuvre de droits et libertés inscrits dans la Convention.
Des obligations positives qui s’ajoutent aux obligations négatives
Dans le domaine des changements climatiques, cette responsabilité a été assumée par les Pays-Bas dans un arrêt très important en date du 20 décembre 2019 qui a apporté des premières réponses à des questions difficiles en matière de droits de l’homme. En outre, les actes et omissions de l’Etat peuvent violer la Convention.
Déjà en 1979, la Cour a formulé dans l’affaire Marckx c. Belgique le droit au respect de la vie familiale. Elle ne se contente pas d’astreindre l’Etat à s’abstenir, à cela peut s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie familiale. La Cour a, sur cette base, développé des obligations positives. Il peut donc être nécessaire de mettre en place des sanctions pénales et que l’Etat prenne des mesures de police opérationnelles pour satisfaire à ses obligations positives.
Concrètement, les Etats doivent se conformer à des obligations positives et donc créer et appliquer dans la pratique un cadre juridique adéquat qui protège contre la violence exercée par des particuliers ; prendre des mesures raisonnables dans des cas concrets pour prévenir des risques réels et imminents dont les autorités ont ou auraient dû avoir connaissance ; mener une enquête effective en cas d’usage de la violence.
Les obligations positives en matière de risques pour la vie et l’intégrité physique ne doivent pas imposer aux autorités des charges impossibles ou disproportionnées. L’Etat ne peut être tenu responsable que si les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un danger imminent pour la vie et qu’elles n’ont pas pris les mesures nécessaires et en leur pouvoir pour pallier ce risque.
Concernant les obligations positives relatives aux mesures générales de planification économique ou sociale, la Cour laisse régulièrement aux Etats une large marge d’appréciation.
Droits procéduraux, garanties et libertés matérielles
La Convention connait des droits procéduraux, des garanties et des libertés matérielles.
Les droits procéduraux se trouvent aux articles 6 et 13 de la Convention. Il s’est rapidement avéré que les garanties matérielles pouvaient faire l’objet de violation procédurales.
Le lien entre les violations matérielles des droits de l’homme et celui entre les violations procédurales a été mis en œuvre pour la première fois par la Cour en 1995 dans l’affaire McCann et autres c. Royaume-Uni. La Cour avait déclaré que l’interdiction de l’homicide arbitraire par des agents de l’Etat (article 2 de la Convention) resterait inefficace s’il n’y avait pas de contrôle procédural de la légalité de l’usage de la force par ses agents. L’article 2 de la Convention énonce le droit à la vie. En le combinant à l’article 1 de la Convention, il est exigé nécessairement une forme d’enquête lorsque ces individus sont tués par l’usage de la force par des agents de l’Etat. Ici naît donc la garantit procédurale à partir du droit matériel des droits de l’homme.
Par la suite, la Cour a appliqué cette idée à d’autres garanties, comme l’homicide commis par des particuliers ou l’interdiction de la torture. Elle a également admis que les articles 8, 9 et 10 de la Convention pouvaient être violés d’un point de vue procédural.
Dans la portée de la garantie autonome, la garantie procédurale touche à l’idée de subsidiarité car si les autorités nationales assument suffisamment leur devoir d’investigation, la Convention ne sera pas violée. Si ce n’est pas le cas, il y a une violation procédurale de la garantie en question sans que la Cour ne doive la contrôler matériellement.
Juridiction et éléments de motivation
La juridiction est tout d’abord comprise comme territoriale, mais elle peut s’étendre au-delà si à la suite d’opérations militaires un Etat exerce un contrôle effectif sur une somme située en dehors de son propre territoire. La méthode de détermination de la juridiction en dehors du territoire est basée sur les faits, la jurisprudence dans ce domaine n’est pas achevée.
Ainsi, pour la guerre actuelle en Ukraine, la juridiction à l’égard de la Russie devrait être donnée si la Russie exerce un contrôle sur le territoire en question. Le 16 mars 2022, le comité des ministres du Conseil de l’Europe a exclu la Russie du Conseil de l’Europe. L’application de la Convention par la Russie a pris le 16 septembre 2022. Par conséquent, les personnes vivant sur le territoire russe perdent la protection des droits humains, ils ne sont plus protégés par les droits de la Convention.
Enfin, le juge Andreas Zünd souligne que les éléments de motivation vu ci-dessus répondent aux exigences d’une approche méthodologique, approche susceptible d’être appliquée d’une manière cohérente dans d’autres affaires. Mais il y a une particularité : il s’agit d’une méthodologie en cours d’élaboration, comme la Convention ne doit pas être interprétée de manière statique, il en va de même pour la méthode de la Cour. Pour finir, ce sont dans les arrêts que s’exerce l’effet de la Convention sur les individus.
Nous aimerions remercier Andreas Zünd pour cette conférence passionnante et instructive, nous permettant de mieux saisir la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en théorie mais surtout en pratique et de comprendre et appréhender le travail des juges de cette même Cour.
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